Isoler le noyau Bure

La lutte contre Cigéo, le projet d’enfouissement de déchets nucléaires à Bure, dans la Meuse, fait face depuis quelques mois à une répression d’une ampleur et d’une intensité rares. D’ailleurs, l’un des chefs d’inculpation les plus vagues et malléables du code pénal, l’association de malfaiteurs, vient d’être ajouté à un éventail de mesures répressives assez inouï appliqué à cette lutte (moyens de renseignements très importants mis en place, dizaines d’interpellations, perquisitions à répétition, interdictions de territoire).

En effet, alors que selon les textes ce qui constitue l’association de malfaiteurs est « tout groupement formé ou entente établie en vue de la préparation, caractérisée par un ou plusieurs faits matériels, d’un ou plusieurs crimes ou d’un ou plusieurs délits punis d’au moins cinq ans d’emprisonnement », il n’est nulle part défini ce qu’il faut entendre par groupement ou entente. Par ailleurs, le groupe n’a besoin d’être ni très organisé, ni structuré, ni hiérarchisé ou même constitué d’un nombre important de personnes. C’est au juge qu’il revient au final de caractériser précisément l’existence du groupement… avec toute la latitude que cela implique. Comme pour bien signifier qu’une lutte dans son entier peut maintenant être considérée non plus comme un processus collectif, mais comme une entreprise criminelle. Afin de mieux comprendre le développement de cette affaire, voici une chronologie (partielle) des événements-clés de cette période :

21 juin 2017 : Quelques personnes s’introduisent dans le hall de l’hôtel-restaurant de l’Andra (Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs). Des dégâts matériels sont causés. Un départ de feu est très rapidement éteint par un employé.

Juillet 2017 : Ouverture de l’information judiciaire pour association de malfaiteurs.

15 août 2017 : Manifestation d’environ 800 personnes à Bure contre le projet d’enfouissement de déchets nucléaires. Une forte répression cause au moins 6 blessés grave dont Robin, qui a le pied déchiqueté par une grenade GLI F4.

20 septembre 2017 : Première vague de perquisitions par 150 policiers dans cinq domiciles d’opposants au projet, dont la Maison de la Résistance.

Janvier-février 2018 : Premiers procès.

22 février 2018 : Opération d’ampleur dans le Bois Lejuc, une parcelle forestière occupée depuis l’été 2016. Plus de 500 policiers et CRS expulsent les quelques dizaines de personnes vivant dans des cabanes.

16 juin 2018 : Manifestation à Bar-le-Duc « contre la poubelle nucléaire ».

20 juin 2018 : Deuxième vague de perquisitions dans 11 domiciles (collectifs ou non) d’opposants au projet. Dix interpellations, dont huit donnent lieu à des gardes à vue, et deux à des auditions libres.

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J. participe à la lutte à Bure depuis plusieurs années. Il est l’un des mis en examen pour association de malfaiteurs et nous décrit la généalogie de cette construction judiciaire et ce qu’elle révèle de la situation actuelle.

Zadibao : Est-ce que tu peux résumer la situation à Bure ?

J : Il faut revenir sur un moment-clé, le 21 juin 2017, avec le départ de feu le hall de l’hôtel-restaurant de l’Andra. Ça a déclenché tout un ramdam médiatique sur le thème : « Bure va trop loin »… Et là, une information judiciaire [une enquête menée par un juge d’instruction] s’est ouverte en même temps que des sénateurs ont appelé à ce qu’il y ait un escadron de gendarmerie mobile en permanence à Bure. Tout le dispositif s’est mis en place avec une rapidité effarante. Comme s’il ne manquait que l’événement qui faisait que l’association de malfaiteurs pouvait avoir lieu.

Immédiatement après ça, il a été très difficile de se déplacer dans le coin, de pouvoir aller d’une maison à l’autre, de sortir de chez soi sans avoir systématiquement un camion de gendarmes mobiles devant la porte ou une surveillance caméra. Dès que des gens sortaient de chez eux, c’était contrôle d’identité systématique ou filature tout le long de leur déplacement.

Et puis, il y a eu la manifestation du 15 août, pendant et après laquelle il y a eu une répression très forte, avec notamment la blessure au pied très grave de Robin. Ça, et la pression que mettait l’escadron de gendarmerie mobile en permanence, ont fait que beaucoup de gens sont partis de Bure à ce moment-là. C’est lorsqu’il y a eu la première série de perquisitions le 20 septembre, qu’il s’est avéré que l’on était passés sous le « régime » de l’association de malfaiteurs. C’est ce qu’on a vu sur la commission rogatoire qui justifiait les perquisitions.

Donc, on a ce premier acte qui sert à recueillir des pièces à conviction, saisir tout ce qu’il est possible de saisir. Parce que bien entendu, maintenant que l’association est ouverte, il faut la construire, il faut qu’il y ait quelque chose dedans. Et parallèlement, le harcèlement policier continue, et il y a aussi toute une vague d’auditions libres des anciens de la lutte, qui ne sont pas auditionnés spécifiquement sur des faits, mais plus sur une implication dans la lutte. Et surtout, tous les gens qui ont été arrêtés sur la période de fin d’année 2017 vont se retrouver en procès dans les six mois qui suivent, c’est-à-dire au début de l’année 2018. Tout le caractère policier de harcèlement quotidien et de fichage se transforme ainsi en judiciarisation, avec notamment beaucoup d’interdictions de territoire… En février, l’expulsion du Bois Lejuc « justifie » encore des outrages et une vague impressionnante de procès, où vingt personnes sont traduites en justice rien que pour l’expulsion, avec une fois de plus des interdictions de territoire à la pelle.

Aujourd’hui, la situation est celle d’une forte répression. Le pivot a été la manifestation de Bar-le-Duc le 16 juin 2018, où il y avait un peu un regain d’énergie. On s’était dit : « on sort de Bure », parce que là ça commençait à être compliqué sur place. La manifestation a été mise sous très haute surveillance, avec beaucoup de fichage, mais très peu d’arrestations (il est probable que tout ce recueil d’informations soit versé au dossier par la suite). Et trois jours après, on a une deuxième vague de perquisitions : 14 perquisitions, dont la Maison de Résistance à nouveau et un certain nombre de domiciles privés. C’est là que cinq d’entre nous sont mis en examen, ainsi que trois personnes en témoins assistés : Etienne Ambroselli, l’avocat de la lutte, une personne très engagée sur la lutte depuis une vingtaine d’années au sein d’une association, et une dernière personne, qui, elle, sera mise hors de cause.

À partir de là, les contrôles judiciaires sont mis en place et cela signifie que du jour au lendemain, un certain nombre des personnes très investies dans la lutte ne peuvent plus entrer en contact, se voir, ne peuvent plus être ensemble dans une réunion. Et évidemment, on n’est pas innombrables : tu retires cinq à dix personnes des plus impliquées sur le terrain, les plus constantes, tu leur interdis de se voir, tu leur interdis d’aller sur le terrain, et tu as effectivement engagé une paralysie de la lutte. Et si tu ajoutes à ça un écrémage progressif des militants sur le terrain, et bien tu évides une lutte en moins de deux.

Aujourd’hui, il y a près de 30 interdictions de territoire, et sept personnes mises en examen. Elles ont été arrêtées chez elles avec des gardes à vue très difficiles, car on voit bien une volonté de faire craquer les gens. Il y a un travail important qui est fait lors des auditions pour provoquer des dissociations, parce que ce qui a été un des points forts de la lutte à Bure, c’est qu’il n’y a jamais eu de dissociations officielles d’aucune des parties de la lutte. Il y a toujours eu une solidarité contre la répression et contre ce qui nous tombait dessus qui était assez tenace, même lorsque cela devenait difficile de tenir. Sauf qu’on est arrivés à un point sur les auditions où des personnes des associations sont mises devant le choix de se dissocier, d’abandonner la lutte ou d’être complices d’une association de malfaiteurs. Il devient donc extrêmement difficile de résister sans s’ajouter à la liste des suspects qui tombent sous l’association de malfaiteurs. Pourtant il y a eu, malgré cette pression et cette intimidation importantes, encore résistance sur ce coup-là. Mais il n’est pas exclu que ça change dans les prochains mois avec les éléments qui sont sortis, qui se sont ajoutés, avec la surveillance systématique, l’utilisation de tout le fichage qui a été fait sur la durée, et l’utilisation des conflits internes lors des auditions pour essayer de faire craquer les différentes positions unitaires. « On sait que vous n’êtes pas d’accord, on sait que vous, ce jour-là, vous n’étiez plutôt pas partant pour faire ça ».

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Zadibao : On entend souvent que ce qui se passe à Bure est un peu un laboratoire de la répression. Comment vois-tu cela ?

J : Je pense que pour les services de renseignement, comprendre comment nos luttes fonctionnent c’était beaucoup plus facile à Bure qu’à NDDL. Donc je pense que Bure sert non seulement de laboratoire et d’expérimentation sur la répression, mais est en plus un endroit formidable pour obtenir les modes et outils de fonctionnement d’une lutte, telles que s’organisent nos luttes aujourd’hui. Pour moi, c’est évident dans les saisies massives de matériel, l’analyse systématique de tous nos supports informatiques (c’est près de 60 ordis, une centaine de téléphones qui ont été saisis lors d’une vingtaine de perquisitions). Je pense que cela a avant tout pour but d’analyser nos modes d’organisation, les réseaux qu’on constitue, etc. On voit ça aussi à travers les énormes arbres téléphoniques de connaissances qui sont produits dans des dossiers qu’on a pu voir (pas ceux de l’instruction parce que je ne peux pas en parler trop dans le détail, mais ceux qui ont été produits parmi les nombreux dossiers jugés au tribunal dans les mois précédents) : on voit des morceaux de ce gigantesque travail transversal par les services de renseignement et d’investigation de recueil de tous les contacts, de tous les modes de fonctionnement des structures autogérées (auto-média, legal team, medical team). Tout est épluché : tous nos comptes, toutes les structures légales. Il y a ainsi eu des réquisitions sur toutes les entités juridiques pour voir comment elles sont organisées, qui est derrière, qui a son nom, qui est qui. Il y a également eu des réquisitions systématiques des identités de tous les gens qui ont manifesté à Bure. C’est-à-dire que sur une manif de 400 personnes, il y a 400 noms et prénoms dans les dossiers, s’ils avaient leur téléphone sur eux. Et à partir de là, il y a un outil informatique qui compile tout ça, qui en déduit des arbres de connaissances : « ça c’est le groupe de connaissances de Nancy, ça c’est le groupe de connaissances des gens qui sont autour du NPA, ça c’est le groupe de connaissances autour des associations contre Cigéo, ça c’est le groupe de connaissances des gens à Bure ». C’est du massive data : ça permet de déduire le fonctionnement en réseau, d’essayer de deviner comment fonctionne ce réseau de luttes. Il y a vraiment un laboratoire à ce niveau-là.

Par ailleurs, je pense que l’on voit l’expérimentation de moyens technologiques qui sont quand même pointus, comme des voitures qui se baladent avec des antennes de captation, qui étaient jusque-là réservés à des dossiers comme celui de Tarnac ou d’autres dossiers d’anti-terrorisme. Et à mon avis, il y a pas mal de choses qui ont été mises en place dont on ne connaît qu’une partie. Jusqu’à présent, c’était plus concentré sur des groupes autonomes, ou des groupes militants « radicaux », mais déployer ces outils sur une lutte tout entière, ça, c’est inédit.

Et puis, il y a aussi la concentration de toutes les affaires et de tous les types d’affaires sur un tout petit tribunal, celui de Bar-le-Duc. Que ce soient les affaires courantes de Bure, que ce soit l’instruction, ou autre, le même juge peut siéger pour tout. C’est comme le procureur qui commande à la police, instruit les dossiers de flagrance et les enquêtes préliminaires, et qui siège et requiert au tribunal. Il y a aussi quelque chose d’assez inédit là-dedans. Et je pense que toutes les luttes un peu isolées dans des secteurs plus ruraux ont des risques de se retrouver dans cette configuration. Je pense notamment à l’Amassada, parce que je pense qu’on est l’expérimentation de ce que l’Amassada commence à connaître. Je crains qu’ils soient les suivants et que nous, on serve de test pour voir ce que l’on peut leur appliquer derrière.

Zadibao : Et qu’est-ce que ça veut dire au quotidien d’être sous le coup d’une judiciarisation pareille ?

J : C’est spécial, parce que généralement, dans un dossier où on fait partie d’un groupe poursuivi pour des actions spécifiques, ça se restreint au périmètre de ce groupe. Mais là, notre instruction et notre contrôle judiciaire épousent les contours géographiques d’un territoire, donc on est sous contrôle judiciaire, on est sous surveillance et on est sous pression tant qu’on est dans ces limites territoriales. On est sous oppression permanente. Les gendarmes sont partout dans le territoire, ils savent tous qui on est, quel que soit l’endroit où on se trouve. Sur sept personnes mises en examen, il y en a six qui habitent le département ou sont riverains du département, avec des amis en commun, des lieux en commun, des lieux de lutte, des lieux de convivialité, etc. Ça veut dire qu’on est susceptibles de se croiser à peu près n’importe où. Et comme on a des profils très différents, ça touche plein de réseaux différents. Ce qui fait qu’on se retrouve paralysés : même si on voulait s’investir sur un autre champ militant, on ne peut pas, puisque ça ne touche pas que Bure, ça touche toute la vie militante locale. On est vraiment dans une espèce de toile engluée. Et c’est exacerbé par le fait que l’instruction ait un cadre aussi extensible. C’est un vrai chewing-gum le machin, qui s’étend à l’infini… On ne peut pas se dire : « ce sont ces faits-là qui sont poursuivis ». Non, tout ce qu’on fait est susceptible d’entrer encore dedans. Ce qui veut dire qu’on ne peut même pas se retirer si on le voulait. Moi je suis à Commercy, à 40 bornes, mais tout ce que les gens font à Bure est au dossier et mis à charge de l’association de malfaiteurs dont je continue à faire partie malgré moi. Même si je voulais m’en retirer. Donc c’est extrêmement vicieux. En fait, on est assignés à résistance : l’avenir de cette lutte c’est le nôtre, en tout cas notre avenir est intimement lié à l’avenir de la lutte. On est obligés de rester là. Qu’on le veuille ou non.

Zadibao : Est-ce que tu penses qu’il y a un lien avec la victoire à NDDL ?

J : Il y a peut être une dimension de vengeance. Il y a aussi et surtout je pense une dimension qui consiste à ne surtout pas laisser la possibilité qu’un deuxième NDDL apparaisse. Il y a une espèce de hantise qu’il puisse y avoir un autre point de crispation et, évidemment, il y a un gros potentiel à Bure avec un projet aussi énorme, qui touche autant de réseaux. Pour l’état c’est clair que c’est l’endroit à abattre et à neutraliser, à maîtriser le plus fermement possible.

Zadibao : Comment fait-on pour ne pas laisser ce constat nous paralyser ? Quelles sont les formes que peuvent prendre les soutiens ?

J : Déjà l’association de malfaiteurs, elle resserre le champ sur les malfaiteurs : dans sa logique soit, lorsqu’on est auditionnés, on se désolidarise, soit on est potentiellement des malfaiteurs qui seront poursuivis à terme, qu’on soit indifféremment acteurs ou complices des faits prétendument incriminés. Et on se verra ainsi reconvoqués autant de fois que nécessaire à trier le bon du mauvais militant. Dans le temps, elle vise donc à resserrer le champ autour d’un petit groupe de criminels, la bande organisée, qui serait au centre. Mais si on n’arrive pas à resserrer ce champ et que la solidarité est suffisamment massive, qu’il y a des gens qui disent : « on est tous des malfaiteurs, on est tous complices de ça, on continuera tous à militer à Bure, à manifester à Bure, et on se mobilisera tous autour de ça », alors c’est vachement plus dur de nous isoler. Et en parallèle, on doit rester sur nos positions : « on ne concède rien dans les gardes à vue, on ne déclare rien »… Ainsi, le dossier se nourrit uniquement du fantasme policier et pas de nos errements et de nos fragilités. Je pense que ça c’est très important à souligner : la résistance face à ce type de dispositif, c’est de dire « on nie le dispositif », cette association de malfaiteurs on essaie de ne pas la faire exister dans nos comportements. Évidemment, quand tu as 5 à 10 ans de prison en face de toi, ça fait peur. Tu ne peux pas ne pas avoir peur de ça. Mais s’arrêter de lutter n’est pas une solution, parce qu’on deviendrait vraiment isolés. On laisserait toute sa place à une instruction qui se nourrit des vides et des peurs qu’elle génère, et qui nous condamne alors forcément si on ne la combat pas très collectivement avant qu’elle ne parvienne à son terme. Donc s’arrêter n’est pas possible. En revanche, il y a d’autres façons de lutter, sur tous les plans de l’existence. Cela signifie dire non, nous ne sommes pas seulement la conflictualité que vous essayez d’enfermer dans un dossier, nous sommes aussi une autre vision de la vie, une autre vision de l’avenir, et pour ça je pense qu’il faut absolument travailler à Bure et dans toute la région à opposer une autre vision du territoire au nucléaire. Dire « c’est ça qu’on veut, on n’est pas venus là dans l’intention de ‘commettre des dégradations’, on est venus là avec une autre vision de l’avenir ». C’est ça notre but premier. Les dégradations naissent de la conflictualité inévitable que crée l’Andra elle-même par son avancée brutale, appuyée par une politique oppressive et répressive.

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via Zadibao https://zadibao.net/2018/11/30/isoler-le-noyau-bure/